On trouve dans ces restaurants des ouvriers, des étudiants et des fonctionnaires. Ces lieux de solidarité sont l’illustration parfaite de l’échec d’un Etat à prendre en charge les franges de populations démunies.
Au dixième jour du mois de Ramadhan, une demi-heure avant la rupture du jeûne, le resto du cœur de la rue Hassiba Ben Bouali, à Alger, affiche complet. Pas moins de cent personnes ont déjà pris place. La salle est trop exiguë pour contenir le nombre important de jeûneurs. Il faut qu’ils se serrent pour permettre à chacun de prendre place et savourer une chorba bien chaude. «Les gens viennent de plus en plus nombreux. Le nombre a augmenté par rapport à l’an dernier», nous a indiqué Mohamed, un fidèle bénévole dans ce restaurant.
Les restos du cœur ne sont pas «l’apanage» de la seule France de Coluche. A chaque pays ses pauvres et donc ses relais nourriciers pour ces gens d’en bas.
Notre pays en compte énormément. Si pendant l’année, cette misère se vit en tanière, le mois de Ramadhan la remonte à la surface, à l’heure de la rupture du jeûne, et rappelle à ceux qui veulent ignorer l’amère réalité sociale d’une bonne partie de la population. De plus en plus, le nombre de personnes fréquentant les restaurants de la Errahma (restos du cœur) est en hausse fulgurante.
Mines «défaites» par une longue et épuisante journée de travail, mais également par cet éloignement de leurs familles, les habitués de ce resto du cœur se chuchotent quelques phrases, histoire de «tuer le temps», comme ils disent. «Nous sommes devenus une grande famille, on se connaît presque tous.
La plupart étaient là l’an dernier, on a fini par se connaître et former une famille pendant ce mois. Cela nous permet de créer une ambiance conviviale pour ne pas trop ressentir le manque de chaleur de nos familles», confie Abderrahmane, 49 ans, originaire de Aïn Azel (Sétif), père de quatre enfants. Ouvrier dans une usine privée des corps gras depuis une trentaine d’années, Abderrahmane fréquente depuis une dizaine d’années les restos du cœur pendant le mois sacré. «Heureusement pour moi, il y a des restos Errahma, mon salaire ne me permet pas de prendre mon f’tour dans un restaurant payant. Je ne peux pas aussi préparer à manger là où j’ai loué, nous sommes à quatre dans un petit studio qui sert juste pour dormir.» Et d’ajouter : «Déjà qu’en temps normal, la vie est intenable, quand le Ramadhan arrive, je tremble. A peine si mon salaire couvre les frais du lait et du pain de mes enfants !» Abderrahmane doit s’endetter pour pouvoir assurer un minimum vital à sa famille. C’est un vrai prolétaire.
Tandis qu’il raconte les difficultés d’une existence devenue au fil des ans pénible à vivre, les bénévoles du restaurant commençaient à servir la chorba. Un moment très attendu par les jeûneurs, après une dure journée de travail.
Abderrahmane est perdu dans ses pensées. «A cet instant, je pense à mes enfants et à ma femme qui rompent le jeûne sans moi. Eux aussi pensent à moi en ce moment, ils doivent se demander si leur père mange bien. C’est dur de vivre loin de sa famille en ce mois de rahma, mais on doit faire avec, on n’a pas le choix. Espérons des jours meilleurs.» Comme Abderrahmane, il doit y en avoir des dizaines de milliers en Algérie, qui émigrent vers les grandes villes où il y a plus d’opportunités de travail.
Juste avant la rupture du jeûne, Abderrahmane prend son téléphone et appelle sa femme pour s’assurer que tout le monde va bien. Il lui parle à voix basse. Quelques secondes d’échange avec sa femme, il raccroche. En rangeant son portable, il lâche spontanément : «Là, je peux bien savourer la chorba maintenant que je me suis rassuré que mes enfants sont aussi autour de la table.»
19h44. Le muezzin entonne l’appel à la prière. Après un «saha ftourkoum», lancé en chœur, tout le monde s’attaque au traditionnel plat, la chorba.
Pour Djillali, 30 ans, et son copain Noureddine, 25 ans, originaires de Barigou (Mohammedia) dans la wilaya de Mascara, le moment est tout particulier. C’est leur premier Ramadhan loin de leur famille respective. «On est venus à Alger quelques jours seulement avant le début du Ramadhan pour chercher du boulot. A Barigou, nous n’avons aucune possibilité de trouver un travail, la plupart des jeunes sont au chômage. On a décidé de tenter notre chance à Alger et heureusement que cela s’est bien passé. Nous sommes recrutés dans une boulangerie», racontent les deux amis, en savourant la chorba. Les deux jeunes travaillent durement, mais gagnent peu. «Nous travaillons de minuit jusqu’à 8h, sauf que le salaire n’est pas motivant. Nous avons de la chance que ce restaurant existe, parce qu’ailleurs, on ne peut pas manger.»
Leurs horizons bouchés, les deux jeunes renvoient l’image d’une jeunesse complètement désabusée. «On vit au jour le jour, je ne pense ni à me marier ni à faire des projets», lâche Djillali, pourtant plein d’énergie et de volonté. Il dit regretter ne pas avoir réussi dans ses études. «Je dis à ceux qui ont encore la chance d’étudier de se consacrer sérieusement à leurs études, c’est le seul salut.» Pas si sûr, rétorque un jeune, la trentaine, assis en face. «Je prépare un magistère et comme vous le voyez, nous sommes tous logés à la même enseigne. L’injustice n’épargne qu’une petite classe, celle d’en haut.» L’étudiant, originaire de Kabylie, loge chez son cousin algérois. Pendant le Ramadhan, il préfère manger dehors «pour ne pas trop alourdir la facture de son cousin», dit-il.
el watan